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Chap.13 : Propos de table

par Hans Müller 27 Février 2016, 14:39

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       La lumière blafarde de la suspension située au-dessus de la table de la cuisine éclairait les différents mangeurs, analogues les uns aux autres par leur silence. On avait décidé de ne pas souper dans le salon car les différents dossiers de l’usine, ramenés à la maison pour travailler, avaient envahi, en cet après-midi, la table du salon, et n’étaient pas prêts à disparaître. Le père avait, en une fulgurance, décidé de remettre son nez dans l’ensemble des comptes, histoire de voir s’il n’y avait pas eu une erreur quelque part que l’on pût incriminer et qui ne le mît pas en cause. La mère avait essayé d’allumer les différents luminaires présents dans l’ensemble de la pièce, mais elle s’était vu rétorquer, lors de l’arrivée du père, que ce n’était pas Versailles ici, avant que ce dernier éteignit manuellement chacune des lampes. Il n’avait laissé allumée que la source principale de lumière, n’éclairant que la quasi-totalité de la table, défaillance due au caractère inadapté de cette lampe à l’espace qu’elle dût recouvrir. Mais on avait eu cette lampe gratuitement, lors d’une discussion pendant une brocante, avec un marchand qui se trouvait ravi de se montrer pendant de longues minutes babillant avec Monsieur l’entrepreneur, attirant ainsi les regards curieux, envieux, et la clientèle. Une fois les lumières secondaires éteintes par le roi du feu, comme on l’appelait parfois hors de sa présence, celui-ci avait cru bon d’y aller de son commentaire.


LE PÈRE - Elle éclaire vraiment bien cette lampe…Et pis, c’est un bel objet…


Sa femme, tapie dans la semi obscurité, en épluchant ses pommes de terre, mettant de ce fait deux fois plus de temps à effectuer cette action qu’elle ne l’aurait fait en pleine lumière, ne s’était pas permise de répondre mais avait compris le «on a encore fait une bonne affaire » latent dans les propos de son époux. Puis son mari avait quitté la cuisine pour effectuer la fin du transfert de ses dossiers.
Les différents convives étaient silencieux. L’absorption des cuillères de soupe s’intensifiait dans l’espace sonore, selon les différents actants. Le seul à donner vraiment de la voix était le père lorsqu’il demandait à sa femme de lui remettre un fond d’ vin et la remerciait. Ceux et celles qui en désiraient en demandaient, après lui, par un « s’il-te-plaît » ou un « s’il vous plaît », avec une intensité sonore faible et remerciaient, en élevant un peu la voix, une fois le verre rempli. Le fils se fit remarquer par une bouchée de pain qu’il mâcha bruyamment.


LE PÈRE - T’as décidé de nous offrir ta présence ce soir.
LE FILS – Mouais…


La parole du fils fut englobée dans la mie de pain qu’il mâchait, les yeux rivés sur la nappe. Le père le fixait. Tout le monde s’en rendait compte. La mère se mit à prier intérieurement pour une suite des événements qui ne suivrait pas le parcours apocalyptique sur lequel s’engageait le père, entraînant par là-même les différents mangeurs. Daniel et Nancy se regardaient.


LE PÈRE - Mange doucement, tu vas t’étouffer !


Le regard fixé sur son fils, le père avait calculé le moment auquel il lâcherait cette phrase. Ce fut à l’instant où le fils tendait la gorge en arrière de façon à extraire les dernières gouttes de vin se trouvant au fond de son verre. Logiquement, le piège pour le gros bestiau se referma sur lui et une quinte de toux le prit.

 

LE PÈRE – Allons ! Allons…


Nancy s’empara du verre, le remplit d’eau, pendant que la mère essayait de taper dans le dos de cette masse mouvante de gélatine dont les différents bruits qui en émanaient résonnaient dans la cuisine. L’eau arriva dans sa bouche et à l’aide d’un tapotement plus fort que les autres, une tape, la mie de pain lui ressortit par le nez qui désormais le brûlait. Ses yeux pleuraient. On lui tendit une feuille d’essuie-tout. Le père n’avait pas bougé.


LE PÈRE - Qu’est-ce que je t’ai dit…mange doucement…

Chacun terminait silencieusement son assiette espérant par-là être ailleurs et fuir une nouvelle action de ce genre. Nancy s’adressa, le plus discrètement qu’elle pût à Daniel.


NANCY - Vous avez pu faire quelque chose finalement ce matin ?
DANIEL - Non, pas pour le moment… mais si les autorités me suivent, on devrait trouver une faille dans la loi avec laquelle ils pensent se protéger, une action condamnable… quelque chose…
LE PÈRE - De quoi donc ?


Bien que supportant le regard du père sur lui depuis le début de la conversation, Daniel se sentit victime dans un viseur et leva la tête.


DANIEL - Les gitans qui se sont installés sur le terrain refait par la commune pour les animations…
LE PÈRE - Y n’apporteront rien de bon.
DANIEL - Pour les habitants, leur présence n’est pas rassurante. Ceux qui vivent dans le quartier résidentiel situé juste à côté m’en parlent. Les quelques vols qui ont eu lieu pendant leur installation l’été dernier ont offert une mauvaise image d’eux auprès des habitants. Cambriolages de résidences, vols d’animaux domestiques… C’est malheureux mais c’est comme ça.Le fils maintenant sauvé des eaux, les écoutaient, faisant glisser son regard globuleux de veau d’un orateur à l’autre, le temps de la prise de parole de chacun.

LE PÈRE - Je n’en ai jamais vu un seul venir demander du travail. Et ils ne roulent pas dans des vieux tacots ! Ils ont des modèles que, même un patron, à cause de toutes les taxes qu’on lui impose, a du mal à se payer. Paraboles et tout… Et quoiqu’il arrive, les hommes sont toujours en costume : ils sont pas lavés mais ils sont en costard… Faut m’expliquer comment ils font…
NANCY - J’ai revu la vieille dame, en rentrant, tout à l’heure. Elle recommence à chaque fois.


Nancy fixait Daniel de façon à lui transmettre son inquiétude. Le père sentit sa petite dans un état de faiblesse. Il renifla sa peur. Il haussa la voix.


LE PÈRE - Faut pas hésiter. Tu tapes. Les parties intimes. Le visage. T’as des ongles : tu t’en sers.


Le fils écoutait le père, tout ouïe. La mère restait silencieuse, ne se mêlant jamais de ce genre d’affaires, évitant le plus possible les situations où le père commençait à hausser la voix.


LE PÈRE - J’ai des p’tites bombes de gaz pour te défendre. J’ t’en donnerai une. Ne t’en sers pas tout de suite, mais une fois les coups portés. Une pression dans les yeux et tu peux prendre la fuite.


Daniel posa sa main sur celle de Nancy.


DANIEL - Oui, c’est bien ça.


Il se mit à regarder le père. Il était d’accord avec lui. Cela lui permettait de gagner de l’estime et de la confiance auprès de ce public qui n’était pas facilement amadouable.


LE PÈRE - Mais, surtout, s’il t’arrive quoique ce soit, tu m’en parles !


Nancy acquiesça d’un signe de tête la sentence paternelle.


LE PÈRE - Et toi, c’est pareil !


Le fils opina également du chef mais, ne pouvant supporter très longtemps le regard du père, baissa les yeux.


DANIEL - Dans le mois qui vient, j’espère, ça devrait être réglé.


Cette phrase apaisa les esprits : chacun mit en Daniel un bout d’espérance et un poids de jugement irréversible supplémentaire. Il savait, en bon élément politique qu’il était, que cette phrase avait été symboliquement forte et qu’il serait jugé sur elle. Analogue à une promesse de campagne présidentielle, il faudrait un retournement de situation extraordinaire ou l’application d’un vice caché, dont les retombées se feraient sentir plusieurs décennies après sa mise en oeuvre, pour que celle-ci prit acte. Tous, sauf Daniel, sentirent un léger apaisement les envahir. Cela était peut-être la conséquence du début de la digestion. C’est le père qui ré engagea le combat contre le vide sonore qui se réinstallait.


LE PÈRE - Quelqu’un veut un bout d’ fromage ?


Une demi-heure plus tard, les autres membres étant couchés, la mère s’était permise d’allumer la lampe se trouvant au-dessus du lave-vaisselle et, en écoutant la radio, rinçait les couverts avant de les placer dans ce dernier. Elle passa l’éponge sur la nappe en plastique de la table et nettoya les tâches de soupe à l’aide d’un peu d’eau de javel. Le tapis présentait différentes surfaces de décoloration suite aux repas qui tâchent et aux verres renversés. Comme à son habitude, elle prit dans le placard un verre constitué à l’aide d’un ancien pot de moutarde dont la collection avait été engagée par des propos du père qui, suite aux premiers temps de maigreur budgétaire, avait fait remarquer qu’ils étaient bien beaux ces verres-là et qu’il faudrait les garder. Son mari avait déjà emmené avec lui la bouteille d’eau pétillante en verre livrée en cageots par un brasseur, restes d’une habitude déjà ancienne, qui pouvait témoigner d’une forme de hissement social lorsque celui-ci avait eu lieu après plusieurs nuits de promesses entre jeunes mariés. Son mari était arrivé là où il en était à la seule force de ses bras et d’un acharnement au travail sans relâche. Cela lui avait valu quelques moments de fatigue psychique intense, voire de dépression. Son regard se faisait alors vide et ses actions n’étaient plus que pulsions. Il pouvait passer plusieurs heures à l’aide d’un maillet à frapper sur des bouts de tôle. Une certaine crainte avait alors gagné les esprits des ouvriers qui, désormais, feraient tout pour ne pas le fâcher lorsqu’il serait là. Mais ce genre d’événement se faisait oublier et la peur s’atténuait. Il fallait alors une piqûre de rappel, qui ne dépendait nullement de la volonté du père Brokenbeurk, mais contraignait les ouvriers à augmenter leurs performances, relativement différentes selon l’atténuation de cette crainte. La mère éteignit le poste de radio, la lumière, alluma celle du couloir, ouvrit la porte de la chambre, éteignit le couloir et referma la porte de sa chambre. Quelques minutes après, un silence nocturne flottait dans l’ensemble de la maison. Le fils, lui, ne dormait pas.

 

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