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Chap.12 : état des comptes

par Hans Müller 23 Février 2016, 06:59

 

*

 

    L’esprit de monsieur Brokenbeurk semblait s’être réfugié au sein d’un tunnel obscur : il lui semblait percevoir, à l’horizon, quelques signes lumineux éblouissants et des bribes de langage. Un sifflement se faisait entendre. Il avait déjà vécu cet état quand, étant petit, son cousin de neuf ans, de deux ans plus vieux que lui, lors d’un repas de famille, un dimanche, l’avait surpris en arrivant discrètement derrière lui avant de faire résonner deux cymbales à quelques millimètres des oreilles du plus jeune garçon. Il se souvint en avoir perdu, en partie, l’équilibre et avoir eu l’impression que le monde s’inclinait brusquement, soit à droite, soit à gauche, cette direction changeant à chaque nouveau pas le rapprochant de la chaise sur laquelle il avait voulu se stabiliser. Il ne fit que s’accrocher à un coin de la nappe en papier avant de l’arracher et de chuter avec celle-ci. Les piles de papier se trouvaient sous ses yeux. Le gros doigt du comptable, compressé par son alliance, ne cessait de tourner les pages, se posant parfois sur des lignes de chiffres surlignées manuellement. Par instants, le directeur se concentrait sur ses lignes de chiffre, dont le sens lui échappait en partie. Elles semblaient ressortir dans un halo de lumière blanche aveuglante. Son mal de tête se fit plus intense.


LE PATRON BROKENBEURK - Mais, bon dieu, c’est quand même pas de ma faute si j’ai pas été payé tout de même !
LE COMPTABLE - Je ne dis pas ça, monsieur Brokenbeurk, entendons-nous bien, seulement cela a un effet direct sur votre comptabilité et plusieurs commandes non réglées engendrent des déficits, qui, ces derniers temps, ont été croissants…
LE PATRON BROKENBEURK - J’cours après les commandes, à droite, à gauche, toute la journée…
LE COMPTABLE - Oui, mais votre comptabilité est dans le rouge !
LE PATRON BROKENBEURK – J’fais quoi ? J’délocalise ? Comme les autres ?
LE COMPTABLE - Ca les aident peut-être à rester dans le vert…


Le petit comptable, avec sa raie sur le côté et son petit pull fin en shetland, rit narquoisement entre ses dents. Les narines du père Brokenbeurk se mirent à gonfler sur deux ou trois respirations suite à cela. L’homme de chiffres, aux yeux globuleux, entourés d’une monture de lunettes dorée, se sortit de cette situation embarrassante en modulant son rire étouffé en légère quinte de toux, une toux grasse due à sa consommation de cigares fins offerts dans les repas de l’Otarie’s club, club de notaires gavés et de gros bourgeois, dont il était membre honoraire depuis sa première nomination. Le père Brokenbeurk refusait d’y aller, ne se sentant pas à l’aise au milieu d’ ces charognards.


LE COMPTABLE - Ecoutez, il y a peut-être des éléments à revoir au niveau de la gestion du personnel …
LE PATRON BROKENBEURK – J’vais plus faire travailler les gars d’ici : y vont r’joindre les autres que vous voyez traîner les rues, avec leur regard vide…

 

      Ce chef vieilli d’un empire déclinant se cramponna aux deux accoudoirs de son fauteuil de cuir marron maintenant usé et terne, qu’il s’était acheté dès qu’il avait eu de quoi organiser un local à côté des entrepôts, et dont un trou de la profondeur du fauteuil ornait le coin supérieur droit. Cette perte était due à une rage qui avait envahi le corps du père Brokenbeurk lorsqu’il avait appris, un vendredi après-midi, que, les comptes présentantdéjà quelques défaillances, la fermeture du hangar où il avait bâti les fondations de son entreprise était nécessaire. L’homme dont la rage tenait dans la crispation entière de son corps avait demandé à être seul et, en un coup, à l’aide du coupe-papier qu’il possédait depuis son installation en tant qu’entrepreneur indépendant, avait brutalement transpercé le cuir en une entaille qui fut suivie d’un découpage acharné de la matière de façon à créer un cercle. Il vida ensuite le ventre du fauteuil en une puissante poignée englobant les intestins mousseux du séant. L’homme d’affaires savait désormais se contenir et, bien que sa rage fut puissante à cet instant, il ne renverserait pas son bureau en hurlant d’une façon animale, avant de casser une à une les vitres permettant une entrée de la lumière dans cette pièce. Pour les restes rageurs de cet événement, biologiquement entrés en lui, il y aurait la chasse au gibier, pratiquée tant que faire se peut: la mort dans la détente.


LE PATRON BROKENBEURK - Pis pour maintenant, l’ancien comptable qui n’a pas su équilibrer les comptes, il est parti. Disparu.
LE COMPTABLE - Oui mais maintenant faut faire avec votre situation actuelle. Et j’ai bien peur que, comme ça soit parti, il faille, à un moment ou à un autre, à part un miracle, faire un dépôt de bilan
.

 

On frappa fortement.

Un homme aux mains noires, au visage rougi par l’alcool et la chaleur, aux yeux bleu ciel, apparut sur le seuil, une liasse de papier en mains. Il observa chaque membre de la pièce en les saluant un par un.


LE CONTREMAÎTRE - C’est les feuilles de pointage. Parce qu’y a personne au secrétariat.
LE PATRON BROKENBEURK - Laissez ça là.
LE CONTREMAÎTRE - Au r’voir !
LE PATRON BROKENBEURK -Au revoir. Merci.


Le contremaître ferma la porte derrière lui et sentit une décharge électrique le traverser le long du corps. Avant d’entrer dans la pièce, il s’était arrêté face à la porte et, les voix des deux hommes se trouvant à l’intérieur du bureau étant assez fortes, il s’était permis d’écouter leur conversation. Les comptes, les problèmes de sous, délocaliser, le bilan. Bon Dieu ! Il avait tout entendu.

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